Monday, May 23, 2011

benkadri chirurgien, poète, citoyen

Benkadri Hocine

Chirurgien,

Poète,

Citoyen






Avant Propos

Dans tous les pays gouvernés normalement vous trouverez des millions de citoyens consciencieux comme Benkadri Hocine.
Sous les dictatures arabes les Benkadri vous n’en trouverez que quelques uns car ils sont ressentis comme une menace par les dictateurs qui les poussent sur les chemins de l’exil ou dans la tombe. C’est pour cela que nous avons plusieurs siècles de retard.


Texte de Mahdi Hocine
Le 24 avril 2011 Cirta, Qacentina, Constantine a perdu l’un de ses plus ardents amoureux et défenseurs : Benkadri Hocine.
Il était chirurgien émérite, poète, animateur d’une émission radio, une autre émission sur la chaîne TV satellitaire canal Algérie, journaliste, membre fondateur et président du Club de réflexion et d’initiatives. Ce club était hyper actif dans les premières années de sa création mais comme il dérangeait les parasites dans la faune des « élus » et des administrateurs locaux il a été sabordé par l’un de ses membres d’honneur, le Wali en personne, Malek Boudiaf.
Le chirurgien, je l’ai connu sur le tard malgré la bonne réputation dont il jouissait en Algérie et à l’étranger pour ses compétences de chirurgien et son respect à l’égard des malades sans distinction. Ce qui est rarissime de la part d’un professeur dans nos hôpitaux.
Quant au poète et à l’animateur d’une émission radio, qui ne le connaît pas à Constantine parmi les défenseurs de la ville ? Emission qui sera très vite étouffée sur ordre du Wali. Je tiens cette information du directeur de Cirta FM qui a exécuté cette basse besogne et qui m’a raconté, avec une pointe de fierté, de quelle manière peu élégante il avait chassé Benkadri pendant que celui-ci s’adressait en direct aux auditeurs. Une abjecte mesure de censure. Un acte arbitraire dont sont très friands les zélés promus de l’article 120 qui dirigent l’ENTV et les chaînes de radiodiffusion en Algérie, chasse gardée de la nomenklatura.
Qui n’a pas lu dans les journaux ses chroniques virulentes contre la médiocrité ambiante ?
Je ne l’ai rencontré personnellement qu’en 2010. Ce jour là l’idée m’était brusquement venue de lui parler, de voir ce qu’il avait dans la tête et dans le ventre. But : voir comment secouer les dizaines d’associations agréées qui pleurnichent sur le lamentable sort de la ville, sont absentes sur le terrain et ne se manifestent que pendant les campagnes électorales parce qu’il y a à boire et à manger. De bon matin, en sirotant ma première tasse de café de la journée, j’ai pris la décision de soumettre à son appréciation un manuscrit dont la conception a dévoré treize ans de ma vie mais qui me semblait encore à parfaire. Il n’est pas facile de parler et d’écrire sur le délabrement de Cirta sans être un procureur qui accuse. Le thème pouvait nous servir de base de discussion. Toujours est-il que ce matin là ma tête et mes jambes (ou mes pieds) m’ont conduit directement à l’hôpital. Benkadri était déjà au bloc de chirurgie. Vers 16 heures j’ai fait le pied de grue à quelques mètres de sa voiture que m’a indiquée un agent de sécurité. Je n’ai pas attendu longtemps. Nous ne nous connaissions qu’à travers nos interventions dans la presse. Je l’ai abordé avec un certain embarras. Il était accompagné par un autre médecin ou une relation :

- Monsieur Benkadri je suis journaliste indépendant. Votre temps est précieux mais nous devons nous rencontrer et discuter longuement sur Constantine. Je vous remets ce manuscrit qui contient toutes les informations sur mon parcours. Je reviendrai vous voir dans dix jours.

Il feuillette rapidement les deux volumes de deux cents pages chacun :

- Je vous promets de lire votre manuscrit et de vous donner mon avis.

Comme sur la lettre d’accompagnement j’ai écrit ‘’ à monsieur Belkadri ‘’ il m’en a fait la remarque en appuyant sur les trois premières lettres:

- Mon nom commence par B E N.

Il me tend une carte de visite :

- Téléphonez-moi avant de venir. Sinon envoyez-moi un mail.

Nous n’avons pas discuté plus d’une minute au cours de cette première rencontre. Il sortait du travail, il avait peut-être un programme serré pour le reste de la journée et je ne figurais pas sur son agenda. Il a été courtois. Je ne pouvais pas attendre plus de quelqu’un qui ne m’attendait pas et ne me connaissait pas personnellement. L’important était fait. En lisant le manuscrit il saura qui je suis et ce que je fais. La prochaine fois nous aurons au moins un sujet sérieux de conversation.
La veille du dixième jour suivant cette rencontre je l’appelle au téléphone. Il me fixe rendez-vous. A l’heure indiquée je suis sur les lieux. Lui non. Après une vingtaine de minutes d’attente je m’adresse à une infirmière :

- Bonjour madame. Monsieur Benkadri est-il au bloc ?

- Non monsieur, il est en congé.

J’esquisse un geste de colère.

- s’il est en congé pourquoi m’a-t-il donné rendez-vous ?

J’ai prononcé cette phrase en me parlant à moi-même. Pour moi le temps à une valeur et la ponctualité est un signe de respect à l’égard de l’autre. L’infirmière qui s’était éloignée de moi m’a entendu. Elle est revenue sur ses pas :

- Monsieur Benkadri vous a-t-il donné rendez-vous ici ?

- Oui madame et vous m’apprenez qu’il est parti en congé.

- Je vous recommande de patienter. Il viendra. C’est un homme qui respecte la parole donnée. Je peux vous garantir que s’il est en retard c’est indépendamment de sa volonté. Patientez, il ne ratera pas le rendez-vous.

Effectivement il est venu. Chose assez rare en Algérie où très peu de personnes accordent de l’importance au Temps, l’éminent chirurgien m’a présenté des excuses. Signe de grand sérieux et de correction. Nous grimpons deux étages. Son bureau ressemble à une bibliothèque surchargée. Les étagères sont pleines et dans tous les coins des livres et des magasines sont entassés. Benkadri m’invite à m’installer sur un siège confortable ensuite il prend une pile épaisse de CD ROM et en retire un qu’il dépose devant moi. Après cela il se dirige vers l’étagère qui est à droite de la porte d’entrée et en revient avec un opuscule qu’il me donne avant de s’asseoir.

- Monsieur Mahdi j’ai lu attentivement votre manuscrit. J’ai pris la liberté de noter quelques remarques au crayon. Si vous ne trouvez pas d’inconvénient je le garde une petite semaine ou deux.

- Même si vous le garderez pendant un mois cela ne me dérangera pas. J’ai besoin de l’avis de quelques lecteurs d’un bon niveau avant de le proposer à un éditeur ou à défaut de le lancer sur le web. J’ai le sentiment d’avoir fait un travail utile mais je ne suis pas encore satisfait de la présentation. Les textes et les commentaires sont extraits de mes articles qui ont été censuré par les journaux. Vous avez là le rapport de quarante ans d’observation, de dix ans de réflexion et trois ans de travail en solitaire. J’exprime sans retenue ma rage et ma haine contre toutes les femmes et tous les hommes qui ont exercé une responsabilité à la wilaya, à la mairie, à la direction de l’urbanisme, à celles du patrimoine et de la culture et j’en passe. De nombreux journalistes et écrivains l’ont fait à travers des articles de presse mais personne ne les a écoutés. Mon livre est une synthèse de tout cela. Il fera bouger beaucoup de parasites s’il trouvera un éditeur courageux. Je souhaite qu’il nous servira de base pour une bonne action. Des dizaines d’associations dorment. Elles passent leur temps à guetter les subventions et les visites des ministres. Tout ce qui intéresse leurs présidents c’est de manger à la table du maire ou du wali. Secouons les un peu. Vous n’avez pas besoin de mes compliments, je ne fais qu’un constat. Toutes les associations réunies n’ont pas réalisé sur le terrain le centième de ce qu’a fait le CRI. Vos articles de presse, vos actions et votre émission sur les ondes de Cirta FM devaient les sortir de leur inertie.

- Il faut plus que cela. J’ai eu grand plaisir à vous écouter. Nous n’avons pas le temps de discuter aujourd’hui. Je suis en congé mais j’ai des malades dont l’état m’inquiète un peu. J’ai décidé de les opérer pour ne pas penser à eux pendant mes vacances. Prenez bien soin du CD, c’est un exemplaire unique. Je vous prie de me le ramener à notre prochain rendez-vous. J’ai confiance en vous.

Il m’accompagne jusqu’à la porte, nous nous serrons la main :

- Soyez prudent monsieur Mahdi ; Vous êtes plus âgé que moi mais j’attire votre attention que vous êtes en train de marcher sur un champ truffé de mines. Vous devriez le savoir mais je vous parle comme à un grand frère parce qu’en lisant vos textes j’ai conclu que vous avez la tête aussi dure que le rocher de Constantine. Vos meilleurs amis vous tourneront le dos si vous aurez des problèmes avec les autorités. Votre livre est une grosse bombe à fragmentations. Il sera publié en France, en Belgique, en Suisse, au Canada, au Liban mais il vous sera très difficile de trouver un bon éditeur ici qui prendra le risque de le mettre sur le marché algérien. Je vous remercie de votre confiance.

J’ai quitté le bureau avec le sentiment d’avoir passé l’un de ces rares moments d’une grande intensité que l’on n’oublie pas facilement en compagnie d’un être profondément blessé, écorché à vif, torturé, sincère et d’une sensibilité à fleur de peau.
Dans ma vie très peu de rencontres m’ont procuré cette sensation. Je citerai les poètes Youcef Sebti, Tahar Djaout, Mustapha Kateb, Nécib Saïd et Hamid Skif, les journalistes Mouloud Larakeb, Mohamed Bouslama, George Montaron, Paul Delerce, le caricaturiste Slim : tempérament volcanique sous des apparences calmes, cœurs blessés, rêves brisés, âmes torturées parce qu’ils portent eux une profonde souffrance pour l’humanité mais n’ont qu’une plume pour semer des paroles de fraternité, de paix, d’amour, parce qu’ils croient que les êtres humains sont sur cette terre pour vivre en harmonie avec tout ce qui les entoure. Intelligence, sensibilité à fleur de peau et modestie, qualités communes aux hommes de cœur et d’esprit. Chaque minute passée en la compagnie de l’un d’entre eux est source d’émotion car ils parlent avec leur douleur, leur rage, leur joie, une grande sincérité. Ils vous écoutent avec respect et réagissent spontanément à vos propos qui leur semblent en déphasage. Pas d’hypocrisie ni de complaisance mais une grande correction.

J’ai envie de répéter qu’avant ce jour je ne connaissais Benkadri qu’à travers ses contributions pertinentes et très virulentes publiées par la presse.
Les opérations d’assainissement des sites touristiques de Constantine initiées par le CRI n’ont laissé personne indifférent à Constantine. C’était un travail gigantesque qui a nécessité de lourds moyens et beaucoup de volontaires dont une escouade de pompier qui avaient nettoyé les pentes les plus dangereuses sous le pont sidi M’cid. Un gros dépotoir, le plus gros de Constantine, créé par la mauvaise volonté et l’incivisme des habitants d’Echarâa grâce à la passivité du wali et des « élus ». Avant l’entrée en activité du CRI les associations dites de la société civile ne sortaient sporadiquement de leur sommeil que le temps d’une campagne électorale pour manifester leur amour artificiel pour le candidat choisi par l’armée et adoubé par le FLN et le RND (un FLN bis formé par la relève du vieux parti du pouvoir sclérosé qui a pris l’aspect effrayant d’un cadavre en décomposition). Le CRI se distinguait par des activités d’envergure qui faisaient courir les « m’as-tu vu » de la ville. Ceux-ci n’assistent à aucun évènement si le Wali et l’ENTV sont absents, quel que soit le talent de l’intervenant ou l’importance de l’activité.
Je dois reconnaître que j’avais une grande méfiance à l’égard du Club et de son président pour la seule raison qu’un ministre détestable et un wali sans noblesse d’âme figuraient sur la liste des membres fondateurs. De nombreux béni oui oui et opportunistes gravitaient autour du CRI. Dans mon esprit (peut-être tordu et rigide dans certains cas) la liste des membres fondateurs d’une association citoyenne ne doit pas être polluée par la présence même honorifique d’hommes et des femmes assumant les responsabilités d’un mandat électif ou occupant une haute fonction de l’Etat. C’est contradictoire dans la mesure où les sujets de friction sont très nombreux dans un pays où la souveraineté citoyenne est protégée par la Constitution mais dans la réalité elle est niée ou piétinée par les gouvernants de la base au sommet et particulièrement par les maires, les walis, les ministres, les présidents, l’armée et la police.
C’est mon opinion.
Et quand un Wali qui gère très mal une ville adhère à une association citoyenne cela ne me parait ni normal ni acceptable. Nous avons vu comment en 1999, 2004 et 2009 s’est produite la caporalisation des associations dite civiles.
Dans le bus qui me ramène chez moi je commence à lire par curiosité l’opuscule de Benkadri. Très vite la curiosité se mue en intérêt. Tous les textes sont signés par le président du CRI. Je découvre avec un certain trouble que nous avons les mêmes préoccupations et nous usons du même langage virulent, volontairement agressif, irrévérencieux. Nos critiques contre l’archaïsme des gestionnaires et la mauvaise gouvernance dégagent la même odeur de soufre, de révolte, de passion, d’implication. C’est évident : il écrivait avec son cœur, sa douleur, ses larmes, son sang, ses tripes. Les textes dégoulinent de spontanéité, de sincérité, d’abnégation, d’amour pour l’Algérie et Constantine, de rage et de colère contre les décideurs et le règne de la médiocrité qui ont fait de Cirta un immense bidonville. Bien entendu quand on écrit avec son sang, ses larmes et sa douleur on ne fait pas trop attention à l’esthétique. L’urgence et la gravité de la situation imposent le style rugueux. La littérature de combat déplait aux puristes mais contribue à l’évolution sociale grâce à la brutalité de son langage.
Je descends du bus et me dirige directement vers un cybercafé où le visionnage du CD Rom de Benkadri achève de m’étourdir. C’est presque une adaptation libre de mon manuscrit en documentaire audiovisuel. Le hasard a voulu que le chirurgien-poète et moi fassions un travail similaire avec le même esprit frondeur mais constructif que les gouvernants détestent. Mais chacun de son côté et dans l’ignorance total de ce que fait l’autre.

- Mais qu’a-t-il pensé en lisant mon manuscrit ? Pourquoi ne nous sommes pas rencontrés il y a quatre ou cinq ans ? Evidemment c’était de ma faute parce qu’il ignorait mon existence par contre, moi, j’ai vu ce qu’il a fait de bien à Constantine mais je le prenais pour un béni oui oui.

Dommage !

Il disposait d’un bon matériel. L’agrément du CRI lui ouvrait toutes les portes en lui fournissant les équipements et les moyens pour réaliser de bonnes choses.
Et il a fait du bon travail.
Le CD Rom réalisé au nom du CRI est un ‘’J’accuse’’ sans concession contre les gouverneurs, les « élus » et les administrateurs qui ont réduit Constantine à l’image détestable d’un immense dépotoir. Je désirais réaliser un documentaire de la même veine mais les producteurs du secteur privé que j’ai contacté vivaient des commandes d’entreprises publiques. S’engager avec moi représentait pour eux le risque de perdre leur seule source de revenus : l’Etat. D’autres n’osaient pas s’investir et investir dans un produit que l’ENTV achètera pour empêcher sa diffusion au public. Ce qui a été le cas d’un bon nombre de films réalisés ou achetés avec l’argent du Trésor algérien mais que les citoyens ne verront jamais.
En retirant le CD Rom du lecteur j’ai ressenti un mélange de soulagement et d’abattement.
Je soliloquais :

- Monsieur Benkadri, un grand merci. Nous avons les mêmes aspirations et vous avez réalisé une partie de ce que je désirais faire. Je croyais que vous étiez un béni oui oui qui profitait de ses relations avec les ministres et les gouverneurs locaux pour se faire mousser. Votre CD et vos textes me disent que vous avez utilisé les relations en question au bénéfice de Constantine et de ses habitants. Avec dix hommes de votre gabarit Cirta redeviendra la plus belle ville du monde. Je sais que ces femmes et ces hommes sont disséminés quelques parts mais comment les rassembler. Nous sommes deux. In cha Allah bientôt nous seront trois, puis huit, puis cent, puis six cents… Et pourquoi pas cent mille travaillant la main dans la main. C’est un rêve fou mais qui sait ? Les hommes de bonne foi ont réalisé de très belles choses en croyant qu’ils étaient fous d’en rêver. Tout est dans la volonté de se rassembler et de retrousser les manches puisque le désir nous est commun et les idées foisonnent dans nos têtes.

Je suis sorti du cybercafé plein d’optimisme. Il y a bien longtemps que je n’ai pas rencontré un citoyen algérien dans le sens plein du terme. Benkadri semblait être un intellectuel libre qui s’impliquait entièrement dans des activités d’intérêt général sans en tirer gloire et en mettant sa belle carrière professionnelle en danger. Dans sa très confortable position sociale, ils sont rares ceux qui s’engagent comme lui s’il y a un risque quelconque pour leur confort établi. Et il y a toujours des risques dans un Etat de non droit pour les citoyens de conviction engagés dans des activités d’intérêt général.
Le doute est un mal.
Les préjugés sont pires.
La confiance aveugle est aussi un mal.
Il faut avoir l’intelligence de ne pas condamner ceux qu’on ne connaît pas avant de les écouter.
Avec Benkadri je n’ai pas eu cette intelligence mais il n’est jamais tard pour bien faire et il n’y a aucune honte de reconnaître ses torts, ses erreurs, ses fautes, ses bêtises. Au contraire cela vous aide à devenir meilleurs, plus efficaces dans ce que vous entreprenez, plus justes dans vos appréciations.
Votre cœur et votre conscience ne vous tortureront pas.

Prenez le temps de vérifier, d’écouter, de poser des questions…

Notre troisième rencontre me révèlera le militant dans toute sa dimension. Avant de m’asseoir en face de lui je lui rends le CD Rom.

- Voici votre bien. Un grand merci, point à la ligne !

- Qu’en pensez-vous ?

- Répondez d’abord à ma question. Quelle a été votre réaction en lisant mon manuscrit ?

- Je pensais à écrire un livre de la même veine mais je suis trop chargé de travail. J’ai réalisé le documentaire en attendant. C’est plus rapide.

- Et moi je rêvais de faire un documentaire semblable au vôtre mais le bon matériel est trop cher pour moi. C’est avec un appareil photo ordinaire que j’ai pris plus de trois mille photos depuis 1999.

Et là Benkadri me pose la question que je ne voulais pas entendre parce qu’il n’était pas correct de répondre à côté ou d’éluder et j’avais peur de le blesser :

- Pourquoi n’étiez pas venu me voir avant. Ce n’est pas le matériel qui nous manque au CRI ? Ensemble nous aurions réalisé un documentaire plus élaboré et vous auriez eu de très belles photos pour votre livre. Le CRI était ouvert à tout le monde. J’ai lancé de nombreux appels aux bonnes volontés. Ne me dites pas que vous ne m’avez pas entendu à la radio ni lu mes interventions dans la presse.

- J’ai entendu, j’ai lu, j’ai vu, j’ai apprécié votre opération d’assainissement du ravin. C’était formidable. Du fait qu’un ministre menteur et un wali qui roule les mécaniques étaient membres d’honneur du CRI je vous ai classé dans la catégorie des béni oui oui frimeurs qui faisaient de la propagande pour Malek Boudiaf et les parasites de l’APC et de l’APW de Constantine qui exploitent les associations à des fins politiques. Plutôt me suicider qu’associer ma qualité d’écrivain, de journaliste, de poète ou de citoyen à ceux qui m’interdisent d’être un citoyen ou ne voient en moi qu’un ventre à remplir.

- J’aime bien votre compliment. Apprenez monsieur Mahdi Hocine que le wali n’a signé sa carte d’adhésion que parce que le ministre Ould Abbes était président d’honneur du CRI. Malek Boudiaf n’aimait pas notre travail sur le terrain. S’il nous tolérait c’était pour ne pas déplaire au ministre. Apprenez monsieur Mahdi Hocine que j’ai insulté Malek Boudiaf dans son bureau. Apprenez monsieur Mahdi Hocine que pour m’acheter Malek Boudiaf m’a proposé de restaurer ma villa avec l’argent de l’Etat et j’ai refusé bien que ma maison soit classée sur la liste du parc immobilier de la période coloniale, ce qui m’ouvre droit à une aide financière de la wilaya pour des travaux de réfection. Ils ne sont pas nombreux ceux qui refusent une aide financière de la wilaya à Constantine. Malek Boudiaf croyait pouvoir me remplir la bouche pour que je ne puisse pas parler. J’ai réparé ma maison avec mes économies pour conserver ma liberté de dire ce que je dois dire sans demander la permission à personne.

Benkadri a parlé sur un ton apaisé et ce n’était pas pour se justifier à mes yeux. C’était sa nature. N’empêche j’étais assommé mais heureux de savoir qu’il était de cette pâte de femmes et d’hommes qui s’accrochent de toutes leurs forces à nos valeurs morales dont les Occidentaux se sont servies pour devenir des grandes nations : la justice, l’abnégation, la vérité, le travail correct, la solidarité, le civisme, le respect de l’autre.
Son opposition au wali est l’incessant et inégal combat entre un citoyen qui s’engage, parce que la loi l’autorise de le faire, dans un travail d’utilité général et un gouverneur incivique qui exige des associations citoyennes de servir d’alibi, de se contenter de paraître, de faire de la figuration, d’applaudir comme le font nos députés, nos sénateurs, nos « élus » locaux et de picorer les miettes de la rente que se partagent les gros bonnets.
Dès le début du conflit entre le wali et Benkadri tous les membres « actifs » du bureau du CRI s’étaient retirés sur la pointe des pieds, abandonnant leur capitaine au milieu de la tempête. Opportunisme et lâcheté ont motivé la fuite de femmes et d’hommes qui étaient pourtant des amis et des collègues du chirurgien poète.
Malek Boudiaf n’en était pas à un coup tordu près contre des présidents d’associations qui lui désobéissent ou lui font de l’ombre. La presse en témoigne. Une fois il ira jusqu’à accuser le président de la fédération des associations de quartiers de détournement de fonds sans preuve. Mais acculé par son adversaire qui avait menacé de l’ester en justice pour diffamation Malek Boudiaf lèvera le drapeau blanc. La radiodiffusion Cirta FM et la presse locale servaient de tribunes aux deux belligérants dans cette chamaillerie de basse cour. J’emploi cette expression qui semblera déplacée parce que j’ai vu comment l’adversaire de Malek Boudiaf avait été « élu » président de la fédération des quartiers. C’était une grosse magouille supervisée par des cadres de la wilaya. J’étais présent au vote avec quelques journalistes. De nombreuses associations n’avaient pas été invitées ni informées de la réunion et de la création de la fédération. Il y avait eu de violentes altercations dans la salle de cinéma du complexe culturel Malek Haddad. Cela ne surprendrait personne s’il s’avèrerait que le résultat de l’élection ait été décidé dans le cabinet du wali qui entretenait de très bonnes relations avec celui qui était devenu subitement son pire ennemi à Constantine pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la bonne moralité. Personnellement je le pense.
Cette conclusion je l’ai tirée des déclarations publiques contradictoires des deux adversaires faites pendant plusieurs jours.
Ce n’est pas le cas de Benkadri.
Ce citoyen engagé, hyper actif, libre d’esprit, ouvert, ne se voyait pas du tout cantonné dans le rôle d’un simple figurant au sein d’une société où il sentait que ses activités professionnelles et culturelles apportaient un plus aux habitants de Constantine. Ce plus, ni le gouverneur ni les « élus » locaux n’en voulaient parce qu’il mettait à nu leur paresse mentale, leur manque d’initiative, leur incurie, leur gestion crapuleuse de la ville. Le CD Rom du CRI prouve la dilapidation des deniers publics dans des travaux que des walis et des maires consciencieux n’auraient jamais validés et payés avec l’argent de l’Etat et auraient esté en justice les entrepreneurs, les bureaux d’études, les maîtres d’ouvrages. Le wali passait son temps à promettre des réalisations grandioses et à se rouler dans la fange de l’autosatisfaction et du « tout va bien » sans regarder là où tout va très mal tandis que Benkadri lui démontrait le contraire, le prenait à rebrousse-poil, refroidissait son contentement béat que dément la réalité du terrain. Malek Boudiaf a gaspillé des milliards dans la réfection des routes. Au bout de quelques mois tout est à refaire. Une expertise superficielle sur tous les chantiers prouvera que rares sont les ouvrages réceptionnés qui répondent aux normes contenues dans les cahiers des charges. Voir les bassins du jardin El Ghassiri inauguré en grandes pompes par Malek Boudiaf : une honte !
Un autre scandale est non des moindres : l’un des plus beaux sites touristiques du monde a été transformé en dépotoir (le plus grand de la ville). Ni le wali ni les « élus » n’ont bougé le petit doigt. Il a fallu que le CRI prenne l’initiative de faire le ménage pour que les autorités se réveillent et mobilisent de considérables moyens pour assainir les lieux.
C’était sous l’impulsion du citoyen engagé Benkadri.
Nos walis et nos maires n’aiment pas que les citoyens soient ou paraissent plus imaginatifs, plus créatifs, plus réactifs, plus actifs, plus volontaires, plus efficaces qu’eux. Que font-ils quand un citoyen leur montre leurs défaillances et leur proposent de bonnes solutions. Ils l’agressent, le diffament, lui ferment l’accès de leurs cabinets, l’isolent. Ils salissent les bonnes volontés, ils étouffent les belles initiatives ou les usurpent, ils brisent les élans sincères qui tentent de les arracher brutalement de leur léthargie en les forçant à travailler dans le bon sens.
C’est d’une voix amère que Benkadri m’a raconté son combat contre Malek Boudiaf et ses courtisans de l’assemblée de la wilaya. Naturellement il n’avait pas encore digéré la trahison de ses « amis » et collègues qui avaient abandonné le bateau CRI qu’aucun danger ne menaçait sérieusement. Sa douleur venait de ses « amis » qui lui avaient reproché de s’être attaqué frontalement au gouverneur de la ville au lieu de lui faire les yeux doux comme eux.

- Le wali désirait soumettre toute l’équipe à sa botte. Certainement il avait soudoyé quelques membres du bureau. J’ai défendu l’indépendance du Club. Heureusement que ma femme et mon fils mon soutenu vaillamment. Le CRI n’est pas mort. Il me survivra in cha Allah et continuera de faire du bon travail.

Le cancer qui ronge les pays arabes c’est que les citoyens de bonne volonté et créatifs sont appréhendés comme de dangereux ennemis par les gouverneurs et les « élus » paresseux ou narcissiques que les électeurs n’ont pas choisis :

- N’ayez confiance qu’en vous-même, monsieur Mahdi.

- Est-ce de la naïveté si j’ai tendance à croire qu’il y a des femmes et des hommes qui sont engagés comme vous et moi dans un travail de fond ?

- Trouvez m’en cinq seulement je suis preneur. Oui vous êtes naïf et vous allez être bien déçu.

Je me lève, me dirige vers l’étagère où étaient exposés plusieurs exemplaires de son opuscule, avec sa permission bien entendu. J’en prends un que j’ouvre pour déclamer les refrains de deux chansons qu’il a écrites sur l’Algérie et sur Constantine.

- Ces chansons qui disent votre grand amour pour le pays et la ville vous les avez écrites avec votre sang. Vous vous êtes cassé la figure mais vous ne baisserez pas les bras. Ce n’est pas votre genre. Vous ne me connaissiez pas quand vous m’aviez reçu. Vous ne me connaissiez pas quand vous m’aviez remis l’unique exemplaire de votre CD Rom dont la réalisation vous a coûté de gros efforts.

- Vous aussi vous ne me connaissiez pas quand vous m’aviez donné à lire votre manuscrit qui vous a pris treize ans de votre vie.

- Ce n’est pas pareil. Rien ne vous obligeait de me montrer le CD tandis que moi j’étais à la recherche d’un avis éclairé sur la façon inhabituelle dont j’ai conçu mon ouvrage. Je ne vous connaissais pas et j’avais de mauvais préjugés à votre égard mais j’ai cherché à vous rencontrer dès que j’ai su que le wali était l’instigateur de la suppression de votre émission de Cirta FM. N’est-ce pas troublant que nous ayons réalisé le même travail sur le même sujet et avec le même esprit d’améliorer les choses ?

- En effet si une commission de lecture aura le manuscrit et le CD Rom en main sans signature elle dira que les deux œuvres sont soit de vous soit de moi.

- Je trouve cette coïncidence extraordinaire. Nous suivons le même chemin. Il y a de nombreuses personnes qui défendent les mêmes idées que nous mais chacune est isolée dans son petit coin en rêvant de travailler avec d’autres personnes. Tout le monde se méfie de tout le monde mais le désire de rencontre est très fort. Agissons sur le terrain elles se joindront à nous. Les risques et les trahisons font partie des accidents de la vie. Quand vous animiez l’émission sur les ondes de Cirta FM les autorités détestaient votre langage brutal et sincère. Par contre les citoyens vous écoutaient sans jamais se plaindre de vous. J’ai eu l’information que le directeur de la radio vous a recommandé d’adoucir vos expressions avant de vous chasser du studio. Dernièrement c’est lui-même qui m’avait appris que c’est le wali qui lui avait ordonné de vous virer. J’ai failli l’étrangler parce qu’il se montrait fier d’avoir exécuté la basse besogne voulu par le wali au lieu de prendre votre défense pour le principe. J’avais réagi sans vous connaître personnellement. Dites moi pourquoi ?

- C’est à vous de me le dire.

- Par principes le directeur d’un média n’obéit pas à un wali qui ne fait pas son travail consciencieusement et n’aime pas entendre le langage de la vérité. La radio appartient au public et aux animateurs. Les citoyens que nous sommes avons le droit et le devoir de harceler les gouverneurs et les « élus » par nos questions, nos cris, nos écrits, nos images, notre indignation. Cirta FM est faite pour les citoyens.

- Je suis très sensible à vos réactions face au directeur de la radio. En ce moment je suis débordé par la préparation des examens. Revenez quand vous voudrez après les heures du travail. Malek Boudiaf a exercé de fortes pressions sur le directeur de l’hôpital pour m’expulser de ce bureau mais il est tombé sur un os dur. C’est ici que nous travaillons pour l’avenir de Constantine et pour lui redonner sa belle image mais bientôt nous louerons un local plus spacieux.

- Voici une autre coïncidence non moins troublante monsieur Benkadri. Moi aussi j’ai insulté le prédécesseur de Malek Boudiaf. C’était dans l’immense salle de cinéma du complexe culturel Malek Haddad qui était archi comble parce le wali devait présider la remise des prix d’un concours d’art plastique. Il y avait une poignée d’artistes venus de tous les coins d’Algérie mais le large public était venu pour la caméra de l’ENTV qui suit le wali comme une chienne bien dressée. La coutume chez nos gouverneurs c’est de laisser les invités poireauter le plus longtemps possible. Les organisateurs étaient à bout de patience. Moi j’étais complètement absorbé par un air de flûte péruvienne enchanteresse que diffusait la sono. Je planais au dessus des nuages. Soudain se produit une brutale rupture d’ambiance. La voix zélée d’un animateur couché emplit la salle avec les salamalecs de circonstances, ensuite ce sera celle du wali Nadir H’mimid qui se lance dans l’énumération de « ses réalisations » en s’octroyant des notes d’excellence pour un bilan qui l’aurait emmener directement en prison si le gouvernement et la justice du pays étaient autonomes. C’était insupportable. Je lève la main pour lui demander de changer de disque. Il m’ignore. Alors je me lève, me dirige vers lui, je lui arrache le micro pour le remettre à sa place en une seule phrase :
- ‘’Vous n’avez rien fait de bien à Constantine, vous avez volé et c’est tout !’’
Je lui rends le micro et reprends ma place sous un tonnerre d’applaudissement. Il me répondra en m’accusant de faire de la politique dans un établissement culturel. C’était justement ce que j’ai voulu lui faire comprendre. Ce n’était ni le lieu ni le moment de nous rebattre les oreilles avec le disque super usé du ‘’tout va bien’’. Les discours puant l’autosatisfaction des walis sont une insulte à l’intelligence humaine et à la fibre citoyenne. H’mimid devait comprendre que, tout wali qu’il était, rien ne l’autorisait de faire attendre ses cinq cents invités pendant plus de 90 minutes et ensuite les ennuyer avec des platitudes qui n’intéressent personne dans la salle. J’étais accompagné de mon épouse, d’une cousine et du poète Nécib Said.

Benkadri se met à rire :

- J’en ai entendu parler, cela ressemble à un coup de folie. Je me suis renseigné sur vous. Un journaliste qui traite sans motif et en public un wali de voleur cela ne passe pas inaperçu.

- Je n’ai pas réagi en journaliste et il y avait un bon motif. Je suis un citoyen très intelligent que le wali prenait pour un imbécile. Je sais qu’il a gaspiller des centaines de milliards dans la réfection des routes et des trottoirs qui n’ont pas tenu plus d’un mois alors qu’une route bien faite résiste cinquante ans au minimum. A mes yeux il est complice avec les entrepreneurs et les maîtres d’ouvrage qui ont signé les bons de réception. Une fois j’ai observé un chantier pendant des semaines. C’était du n’importe quoi. J’ai questionné l’entrepreneur qui m’a répondu : «-ce qui intéresse le maire et le wali c’est de pouvoir aligner des chiffres qui montrent qu’ils ont travaillé. La qualité des réalisations c’est le dernier de leurs soucis. Ils nous paient pour faire du mauvais travail, nous faisons du mauvais travail. S’ils ont des centaines de milliards à jeter par les fenêtres je serai un idiot de ne pas en profiter. Eux en profitent sans vergogne, pourquoi pas nous ?-». Une année après une autre entreprise a été engagée pour refaire entièrement le même tronçon de route. J’ai écrit aux journaux, à la présidence, au ministre des travaux publics ou du sabotage public, au sénat, à l’assemblée nationale, au ministre de la justice ou de l’injustice. Personne n’a bougé. Il faudra une commission d’enquête judiciaire sur tous les travaux entrepris depuis 1975 à Constantine et partout en Algérie. C’est un crime contre la nation et l’hémorragie des deniers publics continue. Vous en parlez d’ailleurs dans votre CD de la même manière que j’en parle dans mon ouvrage et c’est pour cela que celui-ci ne trouvera pas un éditeur en Algérie. En guise de punition pour sa mauvaise gestion H’mimid sera promu ministre de l’urbanisme et de l’habitat. Nous aboyons mais la caravane des médiocres, des incompétents et des mafieux poursuit son chemin. Nous crions dans un désert.

Je me lève :

- Puis-je récupérer le manuscrit ?

- Naturellement. Téléphonez avant de revenir cela vous évitera d’attendre, de vous déplacer inutilement ou de vous mettre en colère contre moi. En général je ne pose pas de lapin, je suis toujours en avance d’un quart d’heure sur mes rendez-vous.

L’infirmière l’avait certainement informé de mon pic de mauvaise humeur lors de notre précédente rencontre. Je réplique :

- Personne ne peut tuer le temps. C’est le temps qui nous dévore. Nous avons dix siècles de retard sur l’Allemagne parce que dans ce pays chaque minute
est utilisée à bon escient. Je respecte le temps des autres.


Notre quatrième rencontre se déroulera à peu près dans la même ambiance. Il avait organisé un forum sur le dialogue entre les religions. Les invités de haut niveau étaient venus de plusieurs pays. Tout semblait marcher dans de bonnes conditions. Mais un universitaire de Constantine, Abdelmadjid Merdaci, a scandalisé l’auditoire en changeant à la dernière seconde le titre de sa conférence pour se faire bien voir par les invités juifs. Benkadri fut consterné par le coup tordu de l’universitaire qui n’avait pas eu l’élégance de l’avertir avant le tirage du programme des conférences. Même les invités juifs avaient désapprouvé le coup de brosse trop flagrant de l’universitaire qui a reçu une pluie d’insultes de l’auditoire dont un bon nombre de sexagénaires traumatisés par les génocides de Jénine, Bethléem, Sabra, Chatila qui restaient d’actualité.

- Vous vous rendez compte monsieur Mahdi. C’était un ami. Je lui ai fait l’honneur de le programmer avec des intellectuels plus baraqués que lui et voyez de quelle manière il m’a remercié. J’ai été dans un grand embarras. Jamais un conférencier ne change le titre de son sujet à la seconde où il s’installe face au public. Par correction il devait m’avertir. Il désirait plaire aux invités juifs c’est compréhensible. Rien ne l’empêchait de leur faire les yeux doux à l’hôtel ou au restaurant. Vous n’avez pas vu ce qu’il a encaissé comme insultes. Je vous montrerai un jour la vidéo de la conférence. C’était malhonnête de sa part. Les conférenciers juifs avaient compris son message, ils lui ont répondu par un total mépris sur place. Ils me l’ont dit. Cela n’a pas dérangé la rédaction de la Tribune qui a publié un article élogieux sur sa conférence.

- C’est normal. L’auteur de l’article ne peut être que sa propre fille, lui-même sous un pseudonyme ou l’un de ses frères. Ils sont tous journalistes dans la famille mais ils ne sont pas tous malhonnêtes comme lui. J’en connais trois qui sont d’une grande correction et d’une belle modestie. Vous les connaissez peut-être Nordine, Djamel Edine et Abdelali. C’est la cave et le dixième étage en terme de comparaison. A moi aussi Abdelmadjid Merdaci m’a fait un coup impardonnable. Pour couvrir des mensonges de l’historien Mohamed Harbi il a lancé une pétition contre moi, m’accusant d’appartenir à une officine des services secrets. Cette pétition a été signée en Algérie et en France par des célébrités du milieu intellectuel qui ne savait rien de mon conflit avec Mohamed Harbi. Même l’honnête madame Badinter a signé. Je ne comprends pas pourquoi des gens honnêtes signent des pétitions sans regarder ce qu’il y a derrière. Abdelmadjid Merdaci me connaissait très bien. Lui et ses frères géraient le journal le Temps du Constantinois qui n’a pas fait long feu. Selon des informations à vérifier le Temps a été créé pour la campagne électorale de Mouloud Hamrouche. J’ai écrit avec eux des petites choses mais comme ils ne payaient pas les journalistes j’ai arrêté. Ecoutez bien, vous allez rire. J’ai demandé à Abdelmadjid Merdaci de publier mon droit de réponse comme le lui commande l’éthique du métier. Il a promis de le faire. Quelques jours après il m’a informé que son épouse s’était opposée à la publication de ma lettre qui contiendrait des injures contre lui. Abdelmadjid Merdaci est professeur en sciences humaines. Il enseigne un module de déontologie à qui il tord le cou dans sa pratique nauséabonde du journalisme. Vous devriez le savoir puisqu’il était votre ami. A mes yeux c’est la honte du journalisme.

- Nous croyons connaître les gens, en fin de compte c’est faux. Dieu préservez moi de mes amis quant à mes ennemis je m’en charge… Nous y sommes. C’est une vielle leçon… Vieille comme le monde mais nous nous laissons prendre dans le piège des bons sentiments. C’est bête mais c’est comme ça.

Pour changer de sujet j’oriente la conversation sur Gaza.

- Des juifs de France et du Maghreb avaient combattu le colonialisme français en Algérie et en Afrique. Aujourd’hui ils soutiennent par tous les moyens le colonialisme en Palestine. Pourtant le colonialisme est partout pareil. Des artistes juifs qui ont le titre d’ambassadeur de l’ONU ont manifesté en faveur du génocide de Gaza alors que le monde entier et l’ONU l’ont condamné. Comment un anticolonialiste notoire peut-il soutenir le colonialisme au Liban, en Syrie, en Palestine et ailleurs ?

- Quand vous parlez d’un problème des pays arabes il faut chercher la solution en Amérique. C’est Bush qui a orchestré la destruction du Liban en 2006. C’est Bush qui a supervisé le génocide de Gaza. C’est Bush qui s’opposait à la création d’un Etat palestinien dans le vrai sens du terme. C’est Bush qui a fait empoisonné Arafat C’est Bush qui finançait la colonisation en Palestine. Sharon, Ehud Barak, Netanyahu, Livni, Olmert ne sont que de tristes exécutants. L’armée sioniste est une branche de l’armée américaine. Les Arabes n’ont que la bouche pour se battre contre les Américains mais leurs bouches sont bourrées de dollars. Comment feront-ils pour parler. Je ne vois rien d’autre. Dites vous que les religions n’ont rien à voir avec la guerre au Moyen Orient. Le pétrole et le commerce des armes sont les mamelles de la prospérité de l’Amérique. Qui peut se dresser contre les Américains ? Qui peut libérer l’ONU des griffes des Américains ? Lorsque l’ONU, l’Egypte, l’Arabie saoudite et la Ligue arabe s’affranchiront de Washington la Palestine sera indépendante.

- J’ai posé ces questions dans plusieurs articles. Mais en Europe et en Amérique les intellectuels font tout pour fuir le vrai débat, ils orientent l’opinion sur de fausses pistes tandis que les intellectuels arabes ne proposent rien. J’ai suivi les débats médiatiques et les informations des gros médias européens. Mensonges et manipulations sont flagrants. Le colon sioniste est un ange, le palestinien est un égorgeur. Le problème c’est que l’Européen lambda avale la couleuvre sans réfléchir. Pourtant il a subi l’occupation nazie qui avait fait de lui l’esclave des aryens. Quand les soldats allemands s’emparaient de ses biens, massacraient ses enfants, violaient ses filles et sa femme sous ses yeux et dans son lit ou sodomisaient ses fils, il était allé supplier les américains et les colonisés d’Afrique pour le libérer du colonialisme germain. Maintenant ce sont des Anglais, des Français, des Suisses, des Russes, des Polonais, des Hollandais, des Yougoslaves, des Autrichiens, des Canadiens, des Américains qui volent les biens des Palestiniens, des Libanais, des Syriens au nom de la religion. Mais les intellectuels européens qui défendent les droits de l’homme, la justice, la paix se taisent ou se mettent du côté des colons sionistes avec l’excuse que ceux-ci ont été persécutés dans toute l’Europe pendant des siècles et par les nazis pendant cinq ans. Ainsi ce sont les Palestiniens, les Libanais, les Jordaniens et les Syriens qui paient pour les crimes des Européens et des nazis. Jean Daniel, René Bakmman, Bernard-Henri Lévy, Bernard Pivot, Calvi, Patrick Poivre d’Arvor, Claire Chazal, Enrico Macias parlent du génocide de Gaza comme d’une simple opération de maintien de l’ordre. N’est-ce pas le monde à l’envers ?

- Les médias vivent de la pub et les journalistes vivent des médias, monsieur Mahdi. Si les sionistes dominent la finance et la communication en ce bas monde, si l’AIPAC dicte sa loi au Congrès américain ce n’est pas pour rien. Il nous faudra organiser un colloque sur le thème à Londres ou Paris car les dirigeants arabes n’ont pas le droit d’autoriser un tel colloque sur leurs territoires.


Je n’ai pas voulu approfondir la discussion. Je le sentais quelque peu réticent sur les sujets d’actualité. De mon côté j’étais obsédé par la détresse des peuples arabes et africains qui sont écrasés par des dictateurs que protégent les anciennes puissances coloniales et l’Amérique. En moyenne tous les trois jours je publiais un texte sur mon blog pour apaiser ma colère et crier ma haine à la face des dictateurs arabes et de leurs alliés et protecteurs en Occident.

- Je vous donne les coordonnées de mon site web. J’espère bien que vous aurez le temps d’y jeter un petit coup d’œil. Je vous avertis : ce n’est pas de la poésie.



Nous nous sommes séparés avec l’espoir de nous retrouver bientôt pour établir un programme de travail. Comme toujours sans fixer une date.
Ce sera malheureusement notre dernière rencontre.
La raison ?
Il a été promu directeur du centre hospitalier universitaire de Constantine. C’était impensable. Il avait une telle charge de travail. De jour et de nuit. Comme j’ai des visites fréquentes à l’hôpital j’ai eu la chance de le voir à l’ouvrage. Il a commencé par une grande opération d’hygiène dans tous les services. Pour la première fois depuis des décennies l’hôpital de Constantine a commencé à ressembler à un hôpital géré par des êtres humains qui ont choisi un dur métier par vocation et pour soulager la misère et les souffrances des êtres humains. Malgré les grèves tournantes des résidents et l’indiscipline d’une bonne partie du personnel médical et paramédical habituée de travailler à l’humeur et à la tête du client.
Une semaine avant son ultime voyage j’ai essayé de le contacter. Il était au bloc chirurgical. Au four et au moulin, infatigable, constamment animé par la volonté de bien faire et de donner de son temps aux autres.
Jusqu'à l’épuisement.
Son épouse doit être un ange de patience.
Pour lui les malades n’étaient pas seulement des dossiers ou des objets d’études mais des femmes, des hommes, des enfants que l’attention du médecin et du personnel paramédical aide à guérir parfois mieux que les médicaments. Nous avions discuté une fois. J’avais écrit un article sur la mauvaise gestion du secteur hospitalier universitaire avant qu’il en devienne le premier responsable. Le directeur de rédaction l’avait mis au frigo. J’avais l’intention de l’insérer sur mon site web quelques jours avant la promotion imprévisible de Benkadri. J’ai tempéré ensuite pour donner le temps au nouveau gestionnaire de montrer de quoi il était capable en matière d’organisation. Je n’ai pas été déçu.
Mille fois hélas, en Algérie tous les médecins n’ont pas sa belle conception de leur métier.
Dans nos hôpitaux est en train de se développer une nouvelle race de praticiens. Ceux-ci font courir le malade jusqu’au jour où, épuisé, il s’adressera à une clinique privée en s’endettant lourdement. Comme par hasard c’est le médecin traitant qui le suivait à l’hôpital que le malade trouvera à la clinique privée prêt à le charcuter contre le versement d’une forte somme d’argent.
Des malades sont morts avant de pouvoir trouver l’argent pour se faire opérer parce qu’ils n’ont pas de piston. Mais même la justice n’est pas en mesure d’intervenir du fait qu’il n’y a pas de plainte des familles faute de moyens et de preuve ou de connaissance de la loi.
Benkadri ciblait ces trabendistes ès médecine qui, semble t-il, seraient autorisés par le ministre de la santé de se faire des extra en assassinant, par de longues attentes et d’incessants va et viens, les malades de l’hôpital qui n’ont pas les moyens de payer les services d’une clinique privée.
Constantine a perdu un professeur en médecine exemplaire, un poète et un amoureux qui se battait avec acharnement pour lui redonner sa réputation perdue de l’une des plus belles villes du monde.
L’Algérie a perdu l’un des rares gestionnaires d’une grande qualité morale et professionnelle qui n’a pas été tenté par des salaires mirobolants que lui ont proposés des cliniques à l’étranger. Se sentant plus utile en formant de bons médecins dans son pays. Un jour il m’avait dit :

- Nos parents se sont sacrifiés pour libérer le pays du colonialisme. Nous serons des traîtres si nous ne poursuivrons pas leur combat en construisant une belle Algérie telle qu’ils la rêvaient. La révolution algérienne devait commencer en 1962 mais la soif du pouvoir a faussé tous les calculs des vrais révolutionnaires qui ont été liquidés ou chassés du pays par leurs compagnons d’armes. J’ai une bonne place qui m’attend partout dans le monde. Mais c’est ici que mes compétences sont indispensables. J’ai une dette envers ceux qui sont morts pour l’indépendance de notre belle Algérie.

Moi j’ai perdu un compagnon d’arme, un camarade, un militant d’une grande sincérité.
Peut-être ai-je perdu une amitié en gestation…
En tout cas c’était un baroudeur. Ses bonnes relations avec les ministres lui ouvraient toutes les portes mais il n’en avait pas usé pour en tirer des privilèges.
C’était un idéaliste, un passionné…
C’était un citoyen au sens noble du terme. Ses textes reflètent sa personnalité et ses rêves. Ses actes traduisent ses pensées. Je n’ai pas eu le temps de découvrir ses défauts. Certainement il en a comme tous les vrais hommes avec un grand H. Qu’importe puisqu’il a mis son savoir-faire au servir des autres sans s’octroyer des indus alors qu’il avait la possibilité de s’empiffrer à la table du roi comme Aboudjera Soltani, Boukrouh, Ziari, Ben Salah, Ouyahia et consorts.
Il préférait la liberté aux privilèges.
Il préférait le terrain à l’ambiance veloutée du bureau.
Il préférait la vérité au mensonge.
C’était l’Algérien qui rêvait d’une Algérie belle, fraternelle, généreuse et il est mort après avoir vu que toute la jeunesse algérienne porte en elle ce rêve. Comme les contemporains de Mohamed Dib, Kateb Yacine, Nadia Guendouz, Z’hor Zerrari, rêvaient d’une Algérie libérée du joug colonial et protégeant tous ses enfants sans distinction ; débarrassée du virus de l’ignorance, du tribalisme, du régionalisme, de l’archaïsme, de la trahison…
Dernière image :
Dans les premiers rangs du cortège mortuaire marchaient les courtisans de Malek Boudiaf qui est installé à Oran entouré par de nouveaux courtisans. Benkadri Hocine détestait les courtisans et ceux-ci voyaient en lui l’ennemi à abattre.
Sont-ils venus pour rendre un dernier hommage au défunt ou dans l’espoir de se faire photographier auprès du ministre dont je n’ai pas remarqué la présence au milieu d’une grosse foule ?
Vous le savez bien, les courtisans sont capables de toutes les saloperies imaginables et le reste.
J’ai failli leur cracher dessus. Mais le méritent-ils vraiment ?
Surtout dans un cimetière.
Ce serait leur faire trop d’honneur !
Avant d’insérer ce texte j’ai tenu à discuter avec des techniciens de la santé connus pour leur honnêteté à l’hôpital et qui sont sur le départ à la retraite. Ils en ont vu un bon nombre de directeurs passer et trépasser au centre hospitalier universitaire Ibn Badis. Leurs avis m’étaient indispensables.

- Depuis quand n’avez-vous pas vu l’hôpital propre et organisé comme il l’est devenu ou redevenu depuis sa gestion par le professeur Benkadri Hocine ?

- Cela fait quarante ans au moins.

Quoi dire de plus ? Quel meilleur hommage peuvent faire des travailleurs honnêtes à un bon responsable ?
Des questions s’imposent à mon esprit au moment où je me demande comment Benkadri a-t-il fait pour franchir les nombreux barrages filtrants dressés par les promoteurs de la médiocrité qui laissent très rarement et malgré eux les mains libres à un gestionnaire compétent et honnête.
Que fera son successeur ?
Aura-t-il le bon sens et la volonté d’améliorer la gestion pour la dignité des malades et l’honneur de la médecine comme a essayé de faire Benkadri jusqu’à en mourir tant le cumul des problèmes et l’indiscipline du personnel le tourmentaient ?
Veillera t-il à la sauvegarde du précieux matériel que Benkadri avait découvert en « panne » alors que des responsables malhonnêtes ne l’avaient jamais mis au service des malades et, peut-être, avaient l’intention de le déclarer reformé pour le revendre au rabais et encaisser une juteuse ristourne?
Donnera t-il de l’importance à la propreté de l’hôpital, à la qualité du service aux malades ?
Sera-t-il humain au point de veiller à ce que les patients soient traités sur le même pied d’égalité, sans piston, avec respect par le personnel médical et paramédical ?
Bien sûr, il le fera s’il a les compétences d’un bon gestionnaire et le grand courage de résister aux forces d’inertie qui lui mettront les bâtons dans les roues pour l’empêcher d’être à la hauteur de sa mission. Car l’hôpital, comme l’école et le palais de justice, est un sacerdoce. Il exige un engagement militant, de grands sacrifices. Il ne laisse aucune marge à l’improvisation et aux négligences car des malades en sont morts.
Cela fait quarante ans que le C.H.U. a été géré comme un souk.
Mais en moins de six mois Benkadri Hocine a démontré magistralement qu’il faut être un bon citoyen et aimer son métier pour faire du bon travail.
Lisez son poème, c’est le reflet de ses pensées et de ses actes.

Algérie

Algérie si tu savais
Tout le mal que l’on t’a fait
Algérie si je pouvais
Apprendre aux hommes
A mieux t’aimer


On a voulu faire de toi
Un pays sans loi
Une nation sans histoire
Ne vivant que de haine
Un peuple sans mémoire
Faisant de l’allégeance sa foi
De la médiocrité sa reine
Et des vautours ses rois

Le crépuscule ne peut durer
La vie est ainsi faite
Le soleil doit se lever
Et nous relèverons la tête
Le délire n’a plus de place
La raison doit l’emporter
Nous devons briser la glace
Et apprendre à pardonner

Chanson écrite par Benkadri Hocine


Le 6 Mai 2011 Mahdi Hocine

1 comment:

DB said...

Remarquable!
Je suis heureux de découvrir que sous la cendre des jours, couve la braise ardente des hommes qui refusent d'abdiquer leur dignité. J'ai senti sourdre des mots de ce texte, une vraie colère, celle des justes et des irréductibles. L'hommage qui y est rendu au Professeur Hocine Benkadri est non seulement émouvant, il est surtout un acte de justice. Que vienne l'heure où il sera permis, enfin, de rendre justice aux justes, aux nobles et à tous ceux qui ont su s'élever au rang d'Homme. Ce poème de notre cher disparu, car il est nôtre par les liens de ses engagements pour nous tous, ce poème disais-je, est sublime, touchant, mais surtout vrai. Un chirurgien qui a immolé sa vie pour son peuple, pour les siens, et qui, au delà des innombrables actions quotidiennes qu'il voue aux plus faibles d'entre les faibles, a trouvé le temps de chanter son peuple et son pays. Qui a dit que l'Algérie était morte?