Hôpitaux cherchent gestionnaires humains
24 juin 2008, Cour criminelle de Constantine, un procès vraiment inhabituel. Il était attendu avec une grande curiosité par les chroniqueurs judiciaires et le large public.
Une fille de 18 ans avait planté un couteau dans le cou de son père qui lui reprochait de trop s’exposer à la fenêtre et au balcon de l’appartement. Il s’apprêtait à la battre, pour se défendre elle l’a grièvement blessé.
Au fur et à mesure des auditions publiques sont apparus des éléments très importants que les enquêteurs avaient inexplicablement négligés. L’implication des gestionnaires de l’hôpital de Zighout Youssef n’aurait scandalisé personne. S’appliquent à eux sans aucune circonstance atténuante les articles du code pénal qui condamnent la non assistance à personne en danger de mort. Car le blessé, Salah K. âgé de 62 ans a eu la lucidité et la force de courir jusqu’à l’hôpital qui n’était pas loin de son domicile. Une chance inouïe : une équipe de médecins s’était immédiatement occupée de lui. Elle a réussi à stopper l’hémorragie. Pour le tirer complètement d’affaire il fallait une transfusion sanguine et le transférer dans l’heure à l’hôpital de Constantine. Malheureusement à ce moment précis ni sang ni ambulance n’étaient disponibles.
Au bout de trois interminables heures d’attente le blessé décède entre les mains des médecins et du personnel paramédical. Bêtement. Car ceux-ci voulaient et auraient pu l’arracher à la mort si les gestionnaires avaient respecté le plan d’action prévu pour les cas extrêmes.
Quand une équipe médicale et paramédicale parvient à maîtriser une situation très délicate et la défaillance des services logistiques ruines ses efforts, pouvons-nous mettre la mort sur le compte du Mektoub ?
Ce serait insulté l’intelligence humaine et honoré les partisans du moindre effort ?
On ne joue pas avec la vie des autres quand on dirige un hôpital.
Le tribunal de Constantine a condamné la fille pour meurtre à 15 ans de réclusion. Par contre les hommes dont la fonction, la mission, le devoir étaient de mettre tous les moyens matériels pour préserver la vie des malades et des blessés n’ont pas été inquiétés. Du point de vue des observateurs et des piliers du barreau le décès de Salah K. est le résultat de son immobilisation pendant trois heures sur un lit d’hôpital.
Sachets de sang ?
Ambulance ?
L’excuse est irrecevable car, ne serait-ce que par humanité au vu de l’urgence, n’importe quel cadre gestionnaire pouvait se servir de sa propre voiture pour accomplir une mission de sauvetage à titre exceptionnel. Cela se fait dans le monde entier.
Comme quoi la vie d’un être humain ne tient pas ou ne vaut grande chose dans un hôpital mal géré.
Nous sommes vers la fin de la première décade de Juillet 2008. Madame B.H., 62 ans, est emmenée dans un état inquiétant ou critique (les avis diffèrent) au service de cardiologie du C.H.U. Ben Badis. Elle est examinée en urgence. Le diagnostic est inquiétant et le traitement consiste en l’implantation d’un Pace Maker (une pile du cœur en langage populaire) dans les meilleurs délais.
Problème :
Le service de cardiologie du C.H.U. de Constantine est tenu d’établir un dossier de la malade et de le transmettre à Alger pour recevoir le Pace Marker. L’attente de la réponse peut durer dix jours, deux mois ou plus. Cela nous semble vraiment stupide d’imaginer que le plus grand hôpital de l’Est algérien doive passer par un labyrinthe bureaucratique pour soigner des cas graves. Entre dix secondes et deux mois d’attente la mort a largement le temps d’accomplir son œuvre sur un cœur fatigué.
Quand les enfants de madame B.H. nous ont raconté leurs épuisantes démarches puis leur recours à l’emprunt d’une grosse somme d’argent auprès de la famille pour soigner leur mère plusieurs questions ont surgi :
A) Pourquoi le service de cardiologie du C.H.U. est-il tenu de transmettre un dossier médical et une demande pour chaque malade ?
B) Pourquoi le malade doit-il attendre si longtemps alors qu’une défaillance cardiaque peut le tuer à tout moment et que le Pace Maker peut l’aider à tenir le coup ?
C) Qui sera responsable de sa mort si celle-ci interviendra pendant la période d’attente d’une réponse d’Alger ?
Nous aurions voulu poser ces questions directement au ministre Barkat, au directeur de Wilaya de la Santé, à des gestionnaires du C.H.U.
Qui peut les approcher ?
Ils sont tout le temps soit en réunion soit en mission mais, par dessus, ils n’aiment pas les journalistes.
Nous nous sommes finalement contenté d’un entretien officieux avec une cardiologue qui a requis l’anonymat. Elle nous invite à une rapide visite du service où nous trouvons des malades qui occupent les lits depuis trois mois en espérant une réponse d’Alger.
‘’Et si un malade meurt pendant cette attente ? Avons-nous demandé à la cardiologue’’.
Sa réponse nous choque : -’’Que voulez-vous que nous fassions ?’’-.
Naturellement nous attendions d’elle une réponse moins fataliste. Ses malades
peuvent mourir à n’importent quel moment parce que les Algé-rois tardent de répondre. Elle accepte passivement une situation inacceptable pour un médecin. Et si son père, sa mère, son frère, son oncle ou une de une ses amies était parmi les malades ? Elle qui a prêté le serment de mettre tout son savoir et toute son énergie au service des malades sans discrimination aucune ! A aucun moment de la discussion nous n’avons eu le sentiment de parler à un médecin qui se sent moralement responsable des malades dont il a la charge dans son service.
En Algérie, partout on ressasse que le système de gouvernance (je dirai de non gouvernance) du pays a effacé les notions de responsabilité chez les fonctionnaires et les gestionnaires des secteurs publics. Mais un médecin n’est pas uniquement un fonctionnaire. Sa science nous protège, nous aide à mieux vivre, allège nos souffrances. Ce n’est pas un scribouillard qui se laisse rongé par la routine et la luxure. Un médecin n’a pas vocation de laisser ses malades attendre passivement la mort sur un lit d’hôpital et de passer tous les matins leur dire bonjour en attendant de signer l’avis de décès. La rage au cœur il se battra contre les bureaucrates pour avoir sous la main tout ce qui lui est indispensable pour assumer sa tâche.
Sa fonction n’est pas d’aider la mort, elle est d’essayer par tous les moyens de sauvegarder la vie.
Or c’est aider la mort, c’est tuer leurs malades en attendant que les Algé-rois daignent les approvisionner.
Ceci est très grave.
Aussi nous avons continué de chercher une réponse plausible à une question basique : pourquoi un hôpital universitaire de grande envergure qui gaspille des milliards en faux frais chaque année est-il tenu en laisse par des bureaucrates d’Alger pendant que des malades décèdent alors qu’ils ont, scientifiquement parlant, 100 % de chance de guérir et de mener une vie normale jusqu’à ce que le bon Dieu prenne la décision de les rappeler à lui ?
Selon des informations que nous avons recueillies, à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital auprès de diverses sources, l’hôpital est atteint du syndrome des grandes surfaces commerciales. Médicaments, produits annexes, petits et gros matériel, nourritures disparaissent diaboliquement. Personne ne voit rien. Personne ne veut rien voir. Mais surtout personne ne veut juguler l’hémorragie. Dans tous les pavillons le chef de service réceptionne, contrôle, distribue le produit et le matériel qu’il commande lui-même suivant les besoins des médecins, du personnel soignant, des malades et des services d’hygiène. D’où l’adverbe « diaboliquement » que nous avons utilisé plus haut. Spécialement au niveau de la direction du matériel où le fer fond à moins zéro degré sans laisser de trace malgré le bon de commande, la facture d’achat, le bon de réception, le chèque de paiement, la fiche d’inventaire et les bons de transfert qui sont des outils incontournables pour protéger les biens mobiliers et immobiliers de l’hôpital.
Officiellement (c’est banal) nous savons qu’un professeur ès chirurgie du plus important service du C.H.U. a détourné une fistule qui était destinée à un accidenté. Il a été démasqué parce qu’il a essayé de la vendre pour treize millions de centimes aux parents de l’accidenté en question. Ceux-ci ignoraient qu’un inconnu qui voulait gardé l’anonymat avait ramené la fistule d’Alger et l’avait remise au professeur spécialement pour leur enfant. Heureusement que l’inconnu suivait de près mais sans se montrer le patient (un footballeur khroubi). C’est en questionnant le père de celui-ci qu’il a appris la magouille du professeur. Yahia Guidoum était directeur de l’hôpital et l’inconnu le connaissait bien. Le professeur reconnaîtra la tentative d’escroquerie. Il sera suspendu pendant six mois de ses fonctions. Il avait conservé la fistule pendant plusieurs jours sans penser à l’état de santé de son malade qui s’aggravait, moralement et physiquement.
Officieusement (par des infirmiers, des malades et leurs parents) nous avons appris que des chirurgiens indélicats du secteur public font courir des malades jusqu’à épuisement de leur énergie et de leur patience. Ceux-ci finissent par s’adresser à des cliniques privées où ils seront opérés par les chirurgiens en question. Bien entendu les malades subissent en silence le diktat parce qu’ils n’ont pas de preuve que c’est le médecin même ou un infirmier de son service à l’hôpital qui leur a recommandé de s’adresser à telle clinique en leur montrant la liste kilométrique des patients qui font la queue pour être opérés à l’hôpital. Les souffrances, la peur de l’aggravation de la maladie, la lassitude du va et vient contraignent les malades à l’endettement, parfois à la ‘’mendicité’’ auprès de parents et d’amis pour payer la clinique.
Nous avons recueilli des témoignages qui font dresser les cheveux sur la tête. Tel est le cas d’un médecin qui aurait consenti d’opérer un malade à l’hôpital en demandant presque l’équivalent du tarif d’une clinique privée. Une jeune ouvrière du textile (patron clandestin qui paie très mal) nous a affirmé qu’un chirurgien a eu l’indécence de lui téléphoner à l’atelier pour la relancer. Mais son père était mort avant qu’elle ait eu le temps de collecter la somme exigée par le lascar.
Le chantage aux soins n’est pas nouveau. Il était discret, il devient flagrant, se banalise.
Nous avons noté que les nantis qui ont les moyens de se payer les services des meilleures cliniques en Europe et en Amérique accèdent très facilement à l’hôpital du secteur public où ils sont traités comme des pachas tandis que le citoyen de modestes conditions doit courir des semaines, des mois, voire des années s’il n’a pas des relations ou s’il ne paie pas le café. Même pour les analyses il est poussé à les faire en laboratoires du secteur privé où le coût est jusqu’à 2000 % plus élevé.
Le 18 juillet 2008 les enfants de madame B.H. ont reçu et suivi le « conseil » d’acheter un Pace Marker s’ils désiraient sauver leur mère. Ce sont deux simples ouvriers travaillant occasionnellement sur les chantiers avec des sous traitants qui ne sont pas toujours solvables et paient très mal leurs ouvriers. Imaginez le temps qu’il leur faudra pour rassembler et rembourser quatorze millions de centimes.
En Algérie les banques de l’Etat prêtent des milliards de dinars pour l’achat de voitures, de réfrigérateurs, de cuisinières mais elles n’en prêtent pas pour préserver la vie des êtres humains.
Qui du président de la république, du ministre de la santé, du directeur des hôpitaux, du conseil de l’ordre des médecins, de la société civile, se sentira interpellé par le disfonctionnement du secteur public de la santé ? Disfonctionnement qui engendre chantage aux soins, marchandage ignoble, pillage, pénurie, trafic d’influence, dont les seuls à souffrir sont les citoyens de modestes conditions…
Les soins de qualité sont un droit pour tous garanti par la constitution algérienne et par la charte universelle des droits humains. Mais quand un malade risque de mourir ou décède parce qu’il doit attendre des heures ou des semaines un produit qui doit être disponible en permanence à la pharmacie de l’hôpital que devient ce droit ?
De l’encre sur du papier.
Rien de plus !
Si nous posons autant de questions publiquement c’est parce que les responsables habilités à nous répondre sont soit en réunion non stop soit en mission soit en vacances.
Que le Soir d’Algérie, el Khabar, el Watan, Echourouk, le Quotidien d’Oran, An nasr, Horizons 2000, el Fdjr lancent des appels à témoignages. Les rédactions seront inondées de lettres et envahies par des milliers de malades qui ont étaient éconduits ou « conseillés » d’aller à des cliniques privées où les médecins des hôpitaux publics seront très heureux de les opérer contre une épaisse enveloppe de dinars.
Voici un nouveau fléau né de l’ultralibéralisme et de l’économie de bazar imposé par la banque mondiale aux pays émergents pour mieux les écraser.
C’est pour cela que nous revendiquons que la gestion de nos hôpitaux soit confiée à des êtres humains qui ressentent dans leur chair le désarroi des malades et qui se feront un devoir de leur épargner le parcours du combattant.
Où sont les médecins qui ont fait le serment de mettre leur science et toute leur énergie au service des malades sans penser à autre chose qu’à vaincre la maladie ?
Août 2008
Mahdi Hocine
Post scriptum :
Cette chronique date du mois d’Août 2008. Elle n’a pas été publiée par mon journal
pour des raisons que seul le directeur de rédaction connaît. Elle reste d’actualité. Aujourd’hui j’ai décidé de l’insérer dans mon blog parce que, presque trois ans après, la direction générale des hôpitaux de la wilaya de Constantine a été confiée (peut-être accidentellement) à un chirurgien très respecté pour ses compétences et ses qualités humaines. En moins de six mois monsieur Benkadri Hocine nous a démontré que la volonté et le courage d’un responsable honnête peut transformer un souk en un hôpital qui n’a rien à envier aux hôpitaux les mieux côtés d’Europe qui demeure à nos yeux une référence (Allemagne, Suède, Norvège).
Je le connaissais un peu mais je ne le croyais pas capable d’une telle prouesse.
En tous les cas, sans avoir lu ma chronique et sans que nous ayons jamais discuté de la gestion de l’hôpital, il s’est immédiatement attaqué aux problèmes que soulève cette chronique.
Dès la première semaine.
Il a même découvert du matériel neuf et en état de marche enterré dans des débarras alors qu’il a coûté des millions de dollars à l’Etat. A ce propos, pour mon article ci-dessus, j’avais pris rendez-vous avec le directeur des moyens généraux. Il était sorti mais sa secrétaire l’avait appelé au téléphone parce que je m’étais présenté au non d’un journal. Il a demandé à me parler pour me dire ceci : -‘’Si vous avez besoin d’un service personnel j’arrive dans un quart d’heure sinon ne m’attendez pas’’-.
Pourtant la secrétaire l’avait informé du but de ma visite : un entretien sur les pannes anormalement fréquentes et l’inventaire du matériel médical. C’était en Août 2008.
Les malades hospitalisés étaient obligés de s’adresser à des privés pour des services que l’hôpital était en mesure et en devoir de leur fournir.
Monsieur Benkadri est mort au travail d’un arrêt cardiaque.
En six mois il s’est fait plein d’ennemis à l’hôpital où des centaines d’agents fonctionnaient à l’humeur et à la tête du client mais il a fait honneur à son métier. Souhaitons que son successeur aura un cœur plus solide et une volonté de fer pour résister à toutes les pressions des partisans du moindre effort qui sont très nombreux dans nos hôpitaux.
La mort de Benkadri a fait bien des heureux parmi ceux qui avaient transformé l’hôpital en parking gratuit, en poubelle et en souk et surtout parmi les maîtres chanteurs aux soins qui exploitent odieusement la détresse humaine. Ils gagneront certainement beaucoup d’argent mais ils ne l’emporteront avec eux dans la tombe. Un jour ou l’autre ils paieront une lourde addition.
19 mai 2011
Mahdi Hocine
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